« C’est la coutume. Seuls les hommes sont à table, les femmes sont près du fourneau et de la cheminée, silencieuses, veillant à ce que les hommes ne manquent de rien et faisant la navette entre feu et table, l’oeil baissé, la mine soumise et le geste dévoué. Les épouses des clients arrivées avec eux ne prennent pas place à table, elles non plus, bien qu’on leur ait offert une chaise à côté du maître. Elles la refusent en riant : Pardi oui, que je vais m’asseoir, tandiment qu’il y a du travail ! je vais aller aider la patronne à faire son fricot, oui ! C’est ainsi. Elles serviront les hommes. Le père Tremblot ne se lèvera jamais pour aller chercher un plat, une fourchette ou un pain, mais c’est lui qui le coupera, après avoir tracé de la pointe de son couteau une croix sur le revers de la miche. Et c’est lui (ou moi, mais seulement sur son ordre) qui se lèvera pour chercher les bouteilles, les déboucher et verser. C’est lui aussi qui découpera la viande, debout, brandissant le grand couteau à trancher. Les femmes ? Oui, je les vois encore, prestes comme furets, muettes comme carpes, surveiller, diriger le déroulement du repas sans émettre un son, sauf pour répondre joyeusement aux plaisanteries des autres, et se dérobant discrètement pour rejoindre les autres femmes sous le manteau de la cheminée où elles bavardent à l’aise, l’oeil sur l’assiette des hommes tout en préparant le service suivant. C’est probablement cette attitude de nos femmes qui ont fait croire aux pignoufs modernes qu’elles étaient tenues en servage, et c’est ce qui fait dire tant de sottises aujourd’hui sur la condition féminine dans l’ancienne civilisation, mais tous ces jocrisses‑là n’ont jamais vu vivre un vieux ménage de ce temps, sans doute, et si l’on doit plaindre des femmes, ce sont les leurs, pauvres esclaves de l’usine ou du bureau ! » Henri Vincenot, La billebaude. 1978

Get replies from creators like FranckLatellerie

thumb_upthumb_down
25upvotes